Philippe Rançon

AU PAYS D’ANDERSEN – VACANCES ÉTÉ 1946

Cette histoire m’a été soufflée sous le signe de la confidence mais le récit qui suit est véridique, j’en gardais des images gravées dans la mémoire et des preuves, souvenirs dormant au fond de tiroirs à secrets ; ils attendaient depuis longtemps qu’une clef les délivre de leur confidentialité.
Pourtant, avec le recul du temps, je suis pris d’un doute ? Que penser de la réalité d’événements qui se sont déroulés dans ce petit pays de Nord de l’Europe peuplé depuis toujours de trolls malicieux, et, que penser encore, d’aventures situées dans la ville natale d’un merveilleux conteur, auteur de rêves éveillés où il suffit de brûler une allumette pour se métamorphoser en des lieux fantasmagoriques ?!…

Trêve d’hésitation, rêve ou réalité peu importe, je vous conte dès maintenant l’histoire de ce  petit garçon telle qu’elle me fut révélée.

Tout commence en ce début d’été, dans une ville proche de la région parisienne, où une bonne fée toute de blancheur et munie de sa croix rouge magique, choisit un petit garçon de sept ans et lui annonce qu’il fera un long voyage vers les contrées du Nord là même où règnent des esprits capables d’enchantements. Ce petit garçon, que nous appellerons P. puisqu’il veut garder une part d’anonymat, ne peut imaginer ce qui l’attend. Partir vers l’inconnu l’effraye diablement d’autant que la période troublée et chaotique qu’il vient de traverser lui a fait perdre le sens du merveilleux. Plusieurs années vécues dans l’imaginaire d’une enfance vouée à l’écoute des catastrophes guerrières, aux privations répétées et à l’anxiété générale ne l’incite point à quitter le quiétude familiale retrouvée pour un au-delà lointain, incertain, irréel, non palpable.
L’époque n’est pas à la rébellion, les vertus enseignées prônent l’obéissance, donc….

En route vers la terre promise :

En ce début Juillet de cette année 1946, le long chemin de la France vers le Danemark se révèle interminable. Des centaines d’enfants, étonnés, déboussolés, apeurés, un carton d’identification pendu autour du cou, ressemblent (sont) à des rescapés d’une catastrophe planétaire. Seules les bonnes fées accompagnatrices leur prodiguent quelques réconforts. Beaucoup d’arrêts en gare pendant ce périple ; les enfants sont autorisés parfois à descendre sur les quais où les attendent, verres de lait, pains et autres restaurations.
Le périple ferroviaire trouve son terme dans une gare aussi sombre que les fumées noires qui s’échappant de la locomotive. A l’extrémité du quai attendent les familles d’hôtes. P. trouve la sienne dans les personnes d’un couple chaleureux. Prélude à d’autres bienfaits, alors que tout autour de lui les gens s’adressent la parole dans un jargon d’arrière gorge incompréhensible, le « monsieur et la madame » s’expriment dans la langue de Molière. Tous les trois, nous repartons, cette fois-ci en voiture automobile, vers la ville d’Odense capitale de la lumineuse île de Fionie.

Nous voici donc arrivés au terme du voyage. Une agréable maison accueille P., où surprise, l’attend une jeune demoiselle de quatre ans son aînée et qui répond au doux nom de France.
A ce stade du récit, je crois utile d’illustrer les propos par les lettres et dessins de P. adresse à sa maman; bien que le graphisme et le style laissent encore à désirer, en filigrane apparaissent tous les enchantements qui resteront des souvenirs impérissables. En exergue, les citations en italique (sans correction orthographique) sont extraites des lettres envoyées à la famille.

L’accueil est des plus chaleureux; la famille danoise reçoit le petit P. comme le fils prodigue de retour après une longue absence. Qu’il lui fût permis des les appeler « Far / Papa » et « Mor / Maman » témoigne de l’attachement qu’ils lui ont porté pendant tout son séjour et bien longtemps après comme le prouvent leur visite et leurs courriers. Il est vrai que parlant tous deux un bon français, pratique non courante en pays scandinaves, le rapprochement n’en a été que plus facile.
Le couple exploite une minuscule entreprise d’embouteillage et de distribution d’eaux minérales et de limonades dont les locaux occupent tout le rez de chaussée de la maison d’habitation. Tous deux travaillent et, bien sûr, P. se fait un plaisir en les « aidant » à fixer les capsules sur le goulot des bouteilles.
Faisons plus ample connaissance :

« Far » : « le meuser est inpeu parlé français »:

« Far » est un homme grand et toujours élégant (même à la plage il lui sied d’être en chemise blanche et noeud papillon ! L’idée même du Scandinave pacifique loin des clichés du cruel viking retenu par l’Histoire. Tout en lui reflète et exprime une immense gentillesse toute de douceur.

« Mor » : la dame inpeu parlé français »:

« Mor » en « maîtresse femme », se montre beaucoup plus dynamique et communicative que son mari; elle parle, elle fume, elle rit, elle raconte des histoires dont une énigme où il était question d’un chat qui a des oreilles de chat, des pattes de chat, des yeux de chat, des moustaches de chat…mais qui n’est pas un chat… et ce, après plusieurs jours de suspens, jusqu’à donner sa langue au chat, puisqu’il s’agissait simplement d’une chatt

« France »: « illa une grande fille allai danoise elle sapelle France » :

France, fille unique de « far og Mor » participe à la vie quotidienne; France et P. occupe la même chambre. France doit tout partager ce qui n’a pas dû être de tout repos pour une jeune fille du haut de ses onze ans. Les vacances scolaires d’été étant sensiblement plus courtes au Danemark, P. suppose qu’elle dû être heureuse de retrouver ses copines et se libérer pour un temps de ce petit français qui a l’outre façon, d’appeler ses parents papa et maman, lui pique ses jouets, parle un langage étrange et l’empêche de profiter pleinement de ses amis.

« Cholopir » :Il s’agit d’une traduction phonétique dont se souvient P. ; c’est un gros chien, tout plein poils, affectueux au possible et toujours prêt pour jouer et batifoler.

Les carrosses : « on a une voiture le plus elle fait du 120 »

Pour parler juste, les hôtes possèdent deux carrosses dont l’un est une limousine cossue et l’autre un camion de livraison.

Le carrosse préféré, celui qui fait du 120, est une belle américaine, genre conduite intérieure, dont les règlements de l’époque permettent aux petits garçons d’être assis sur le siège avant, tout près du chauffeur. Aussi quelle joie d’être autorisé d’actionner les feux clignotants avant que le véhicule ne change de direction; durant les cinq premières minutes du voyage, P. prend possession du poste de co-pilotage et, rapidement, il se saisit de l’entière maîtrise du bolide, il tourne le volant, vire à gauche puis à droite, freine, accélère ou rétrograde les vitesses pour finalement, fatalité inexorable, stopper le moteur au terme d’un trop court trajet sur les routes danoises. Là, seulement, il se permet de goûter à la satisfaction de l’aboutissement d’une mission dangereuse menée avec maestria. Durant le voyage, « Far », devenu co-pilote n’est que très peu intervenu pendant toutes les manoeuvres délicates; les charmantes passagères, confortablement installées à l’arrière, sont ravies et se félicitent de la confiance accordée aux pilotes.

Le carrosse commercial est semblables à une grosse citrouille creuse; elle permet en temps ordinaire la livraison des bouteilles d’eau et de limonade à travers la ville d’Odense et de ses environs. L’arrière consiste en une large plateforme couverte mais ouverte sur les côtés latéraux afin de faciliter la manipulation des casiers à bouteilles.

Quelques fois, pour les journées au bord de mer, le « gros carrosse » est réquisitionné. Débarrassé des casiers, France et P. sont installés sur le plateau arrière, adossés à la cabine, assis jambes allongées sur une couverture. Ils savourent alors des instants exceptionnels faits, de fluidité, de brusques soubresauts, de rêves éveillés; une traversée du monde qui défile librement et n’appartient qu’à deux enfants. Epaule contre épaule, soudés l’un à l’autre, bercés au rythme de leurs coeurs, ils sont heureux de vivre un moment de partage, accomplissement d’une fraternité amoureuse.

Les trois « B »

« B » comme Bains : « je suis toujour salle, je pran un bun tout les jour »
Comment parler de l’étonnement d’un petit Français qui découvre l’hygiène scandinave et l’obligation de prendre un bain quotidien; en se replaçant dans le contexte de l’époque, il fallait être Danois pour « abuser » de telles pratiques contraires aux moeurs établies depuis des siècles dans les contrées du « Sud ».
La maison possède une grande salle de bains, avec un W.C., une baignoire et un « chaudron magique ». Ce chaudron se présente comme une grosse marmite circulaire en maçonnerie, avec un fond plat supporté par quatre pieds et, chauffé dans sa partie basse par une rampe munie de brûleurs alimentés au gaz. Dans la réalité P. suppose sans le savoir, qu’il s’agit d’une lessiveuse familiale où « Mor » trouve plus pratique de baigner les enfants « salle » comme elle le ferait avec du linge sale. « Mor » nous fait barboter pendant quelques instants délicieux de détente dans une eau à bonne température avant de nous récurer suivant les règles d’hygiène qui n’ont rien de commun avec les toilettes de chat « à la française » devant une cuvette d’eau tiédie.
« B » comme Baignades : « on vatoujour le dimanches et lai jeudi a la mer et on samuse dan le sable »
…..« défoi je fai un chatau et je le bonbarde »

Quel ravissement que la découverte de la mer et des plages de sable fin de la douce Finie; point encore de pollution dans les eaux de ce « Kattegat » où la famille se rend fréquemment vérifier l’avancement de leur future villégiature balnéaire.

Les jeux de plage, dont ces fameux châteaux que P. « bombarde », les vagues, les baignades lorsque la santé le permet (« jaitosé alor jeta été me bégné ») les pique-niques dans les dunes le jours de beau temps, que de moments inoubliables.

« Far »  og « Mor » disposent d’un petit bungalow, tout de bois peint aux couleurs vives, directement implanté aux pieds des dunes de sable. Certains soirs France et P. partagent le même réduit qui leur sert de chambre. Joie
universelle des enfants, ils inventent mille jeux afin de retarder l’heure de regagner leur deux lits superposés. Une fois couchés, ils imaginent encore d’autres menus plaisirs, un ultime sursis avant que le sommeil ne les terrassent pour la nuit. Barrière linguistique oblige, les jeux sont simples, sans paroles mais non sans éclats de rire, tel celui consistant à ce que le locataire du lit supérieur laisse dandiner, suivant son inspiration, une cordelette aux quatre coins de la couchette; reste à l’agilité du locataire du bas de l’attraper promptement. La joie des enfants ne nécessite pas forcement de gros investissements.

« B » comme Bateaux : « je ne suis pas au bor de la mer »

Contrairement à ce qui est affirmé péremptoirement, ne pas être au bord de mer signifie simplement que le lieu de résidence n’est pas situé au bord de la plage; Odense est bien un port important situé au fond d’un fjord.

La maison se situe tout près du port et P. descend souvent jusqu’aux quais pour admirer les gros bateaux, ces monstres marins capables d’affronter les océans….. Peut-être ces visites furent-elles à l’origine de la fausse vocation de P. pour l’appel du large, car, si vocation il y eut, elle prendra fin dès que P. posera « pour de vrai » le pied sur un cargo de la marine marchande.

Au cours d’une fête nautique, comme savent l’organiser les pays ouverts sur la mer, P. crut (souvenir peu précis!) être salué par la famille royale au complet à bord de leur yacht; même si à n’en pas douter leurs Altesses répondaient aux vivas de leurs sujets, P. fut très honoré de représenter la France à cette cérémonie.

Les cavernes enchantées :

Une large cour occupe le devant de l’habitation. Plusieurs garages enserrent la cour qui ne possède qu’une seule issue.
L’un des garage est occupé par la voiture qui fait du 120. P. y est régulièrement fourré afin d’y peaufiner, en toute sécurité, sa conduite automobile. Bien que cela puisse paraître paradoxal, P. adore y renifler les odeurs conjuguées d’huiles et d’essence qu’exhalent inexorablement les lieux confinés servant au « parcage » des automobiles.

« Je vès toujou dor, illa un cordonnier jaranj les josur »

P. fréquente également assidûment un autre garage, sans voiture celui là car il est occupé par un atelier de ressemelage des chaussures.. Ici c’est le règne de « Capharnaüm » baigné dans une agréable odeur de cuir et de colle. L’époque ne connait pas encore les vertus du tout pétrole dont les dérivés ont les tristes caractéristiques d’être irréparable, inodore et jetable, in fine sources de l’extinction des cordonneries.
Dans cette échoppe les découvertes sont imprévisibles et multiples. Le travail manuel maîtrisé ne manque pas d’exercer sur P. une expectative admirative; le « petit don », fut-il modeste, qui s’exprime, par une création manuelle, par un objet unique, par une étincelle personnelle, en finalité une oeuvre d’Art, si petite soit-elle consacre le génie créatif de l’Homme, la seule chose vraiment utile pour l’Humanité.
Le cordonnier est un gros fumeur, aussi laisse-t-il le petit P. tirer quelques coups de sa bouffarde….horribles contractions vomitives assurées et un grand moment avant de retrouver quelques couleurs….mais quelle satisfaction de contourner un interdit!

Gastronome en culotte courte : « Je manje bien » (bis repetita)

En restituant les évènements dans leur contexte de cette fin de guerre, manger copieusement et sainement est un luxe depuis longtemps disparu. Le Danemark de l’époque doit posséder une grande longueur d’avance sur la France quant à la célérité de bien vouloir réorganiser les circuits d’approvisionnement de la nourriture quotidienne des « masses laborieuses ».

« Far » et « Mor » travaillant à domicile, tous les repas sont pris en famille. Si les menus ont de quoi surprendre le goût d’un petit Français, l’impression dominante fleure bon l’opulence et la satiété:

Les fameux « smeureubrod » dont on fait grande consommation doivent leur réputation à la variété et à la qualité des ingrédients; ils sont « cent fois bon », telle l’histoire de ce gâteau composé de cents ingrédients, car il s’agit de tranches de pains (blanc, noir, parsemés de graines aux arômes délicats) combinés comme il se doit avec des crudités, salaisons, viandes, poissons, fromages, charcuterie et sauces en tous genres…….C’est l’auberge espagnole façon danoise et chacun y trouve son bonheur.

Les enfants boivent, à tous les repas, du lait à volonté; c’est un lait de qualité « d’avant guerre », crémeux, onctueux, présenté en bouteilles de verre. les adultes quant à eux ont droit à la bière, autre spécialité danoise.
Le plat de résistance consiste en un « pot au feu » où la viande hachée menue est généralement accompagnée de pommes de terre. La moutarde, qui ne pique pas le nez, est généreusement remplacé par de délicieuses marmelades ou confitures de fruits rouges. Le goût sucré prédomine et on le retrouve jusque dans l’assaisonnement des salades vertes. Seules, les gelées flasques, translucides, teintées de rouge, de vert ou de jaune, échappent à l’appétence de P. qu’il compense en allant picorer les groseilles à maquereaux dont tous les jardinets alentours regorgent en abondance.

Pour clore le chapitre de la nostalgie gourmande, il n’est point question, lorsque France et P. se rendent en ville, de revenir sans quelques petits bonbons noirs, genre grains de réglisse, d’un goût inimitable dont P. n’a jamais retrouvé l’équivalent nulle part ailleurs. Encore, maintenant P. en salive d’avance rien que d’y penser; même si la saveur précise de ces minuscules friandises s’est effacée dans le temps, P. reste persuadé pouvoir identifier cet arôme particulier si par hasard on lui procurait ne serait-ce que le quart d’une moitié de ce noir délice.

Epilogue :

Les vacances tirent à leur fin; le retour s’annonce, la rentrée scolaire d’Octobre s’avance. P. doit bien avouer qu’il lui reste encore à acquérir certaines règlent concernant l’orthographe française surtout lorsque qu’il faudra affronter une grand-mère institutrice.

Qu’importe les règles grammaticales, l’important reste l’enchantement gravé à jamais dans dans le coeur de P.

L’extrait d’une lettre de Philippe Rancon à Aase Nørrung:

Je suis bien l’auteur du manuscrit « Au pays d’Andersen » que je vous ai envoyé. Le petit « P » comme mon prénom Philippe, il s’agit bien des souvenirs du Danemark Odense, que je conserve en mémoire.
Malheureusement j’ai perdu assez rapidement le contact avec ma famille d’accueil; le couple est parti vivre en Espagne (raisons de santé) et ils ont divorcé par la suite. J’ai conservé quelques correspondances « far » parlait un assez bon français. Leur fille France s’est installée dentiste au Groenland et je n’ai plus eu de contact.

Je possède un deuxième manuscrit « Vacances au Danemark, été 1958 » où je relate mes vacances et il se trouve que je fais souvent référence à mon séjour à Odense en 1947.

Malgré « mes » promesses de retourner au Danemark, mes vacances de 1958, ont été ma dernière visite dans votre pays.

Je reste à votre disposition et vous transmet mes meilleures amitiés