DANIELE AU DANEMARK
AVRIL 1947
J’ai six ans et demi, je donne la main à maman qui me conduit vers un centre de la Croix-Rouge, Quai de Valmy, près de la station de métro Jean Jaurès, à Paris.
Je ne suis pas trop inquiète, mes parents m’ont expliqué que je pars pour le Danemark, un pays loin de la France, où il fait froid mais où les gens sont très gentils et veulent accueillir des enfants qui ont souffert de la guerre, je vais pouvoir y reprendre des forces et revenir dans quelques mois en pleine santé.
J’ai une petite sœur de trois ans, Evelyne ; elle est trop petite pour partir avec moi et elle n’est pas aussi fragile que moi, semblant donner moins de soucis à mes parents.
Quand j’avais quatre ans, nous avons eu toutes les deux la typhoïde, et avons été hospitalisées à l’hôpital Trousseau.
Evelyne a fait une forme légère de la maladie mais, moi, j’ai été plus sérieusement atteinte.
Je suis restée fragile, ce qui explique que mes parents ont accepté de suivre les conseils d’une diaconesse et de me laisser partir dans un pays où je pourrai recouvrer une meilleure santé.
Il y a beaucoup de monde, certains pleurent, je ne connais personne, je sens maman désemparée, mais elle ne veut pas le montrer.
Le moment est venu pour elle de me laisser et je sens le vide autour de moi malgré tout ce monde.
Quelques « grandes » s’occupent de moi, mais aussi me taquinent et me racontent des histoires qui me font peur.
On a un sentiment de désorganisation, et tout autour de moi, ce sont des pleurs, des cris d’enfants.
Nous restons dans ce centre pendant plusieurs jours pour différentes raisons ; les enfants viennent de plusieurs autres départements et c’est sans doute aussi pour des problèmes administratifs. Les enfants sont de tous âges, garçons et filles, mais je vois bien que je fais partie des plus jeunes.
Enfin nous partons, le voyage va être long, cinq jours environ, interminables, avec plusieurs arrêts.
Je comprends que nous quittons la France et traversons l’Allemagne avec laquelle nous venons d’être en guerre.
Malgré mon jeune âge, je réalise que nous traversons un pays terriblement sinistré, dévasté, qui montre ce que la guerre a laissé derrière elle. Pendant cette traversée de l’Allemagne, je découvre un paysage de maisons en ruines, de routes défoncées, ce que je ne connaissais pas et n’avais jamais vu à Paris durant les cinq années de guerre. Les gares que nous traversons sans nous arrêter ont leurs verrières détruites, celles de Cologne et de Hambourg par exemple. Parfois nous nous arrêtons en pleine campagne pour laisser passer d’autres trains car le réseau ferroviaire est lui aussi très endommagé et nous voyons des enfants qui courent vers nous pour recevoir, je suppose, quelque chose à manger. Tout cela rend ce voyage encore plus triste et la lenteur du convoi est désespérante.
Nous nous arrêtons une nouvelle fois et l’on nous fait descendre du train, pour nous diriger vers des baraquements en bois où, là aussi, nous allons rester plusieurs jours.
Nous sommes à Padborg à la frontière danoise,
Le personnel de la Croix-Rouge française est remplacé par une organisation danoise venant en aide aux enfants « Redbarnet » (littéralement, « l’enfance secourue »).
Nous sommes pris en charge par des dames en uniforme, très gentilles, mais qui ne parlent pas français ; c’est le premier contact avec ce nouveau pays et cette nouvelle langue.
Pendant les quelques jours où nous restons dans ce camp, nous devons nous soumettre à des soins d’hygiène : douches, dépistage de poux, poudre antiparasites sur tout le corps et, pour finir, vaccinations. L’ambiance a un côté un peu strict, je suis triste, je me sens abandonnée et je ne vois pas la fin de ce voyage. Mais nous découvrons aussi le pain blanc et le beurre, ce qui était encore si rare en France !
Puis nous montons dans un nouveau train qui me semble beaucoup plus confortable que celui que nous avons quitté.
Nous avons repris le voyage vers le nord du Danemark, nous sommes moins nombreux, jusqu’à n’être plus qu’un petit groupe. Les autres enfants sont descendus au fur et à mesure des gares desservies.
Deux dames particulièrement gentilles s’occupent de moi. L’une d’elles, Madame Lysemose connaît bien la famille qui va me recevoir ; l’autre, Madame Madsen habite à côté de leur maison.
Le voyage est enfin fini ; en descendant du train, je suis dirigée vers un groupe de quatre personnes, trois messieurs et une jeune dame qui me prennent par la main et nous partons dans la nuit.
Lorsque nous arrivons à la maison, une dame plus âgée nous attend ; elle porte une blouse blanche et est en train de balayer la cuisine.
Nous passons la fin de soirée dans le salon salle à manger. Je suis assise sur le canapé. J’ai une petite poupée qui s’est cassée pendant le voyage et le monsieur le plus âgé me la répare tout de suite. J’ai aussi une photo de mes parents et d’Evelyne que je leur montre.
Onkel et Mimma ont installé dans leur chambre un lit ayant déjà servi à leurs trois enfants quand ils étaient petits. Mais la première nuit, je suis malade ; sans doute avais-je trop mangé ou bien était-ce dû à toutes les émotions des jours passés.
Je me souviens bien de cette chambre, avec un grand lit de couleur crème au milieu, une armoire et une coiffeuse de la même couleur, un lavabo près de la fenêtre donnant sur une toute petite cour et mon lit du côté opposé.
Le premier matin, Mimma m’a donné un petit landau en bois, de couleur rouge, pour ma poupée ainsi qu’une petite commode que j’ai toujours gardée.
Onkel et Mimma tiennent une boulangerie à Sæby !
Mimma est très occupée par le magasin où la sonnette retentit chaque fois qu’un client entre, elle court souvent de la boulangerie au fournil.
Je comprends qu’il ne faut pas que j’aille dans le magasin quand il y a des clients. Le soir, quand il est fermé, Mimma m’y emmène et me donne une petite grenouille en chocolat, je les adore !
Je passe beaucoup de temps au fournil où travaillent Onkel et Jens, leur fils ainé.
Une atmosphère toute particulière règne en cet endroit, l’ambiance est très détendue, tout se fait dans la bonne humeur. Onkel pétrit le pain avec une grande agilité, il lui faut beaucoup de force pour retourner la pâte du «rugbrød » (pain de seigle) dans un grand pétrin, avec ses deux bras ; cette pâte est très lourde. Jens s’occupe plus particulièrement de la pâtisserie, il est toujours très gai et même très taquin. Plusieurs pétrins électriques tournent et font du bruit, on ne s’entend pas toujours dans le fournil.
Je m’installe souvent sur le haut d’un escabeau et, de là, je peux observer tout ce qui se passe ; ou bien, avec un morceau de pâte, je fais un petit pain ou encore un gâteau qu’ensuite Onkel met au four. C’est un four mural, chauffé au charbon ; Onkel passe dans une pièce derrière et le charge à grands coups de pelle.
De temps en temps Mimma apparaît pour venir chercher une commande ; elle a souvent un air sévère et un peu exigeant, surtout si ce qu’elle vient chercher n’est pas prêt. J’aime être là et je me sens moins embarrassée que dans la cuisine où il y a beaucoup de va-et-vient et de gens qui courent pour répondre aux clients ou au téléphone : en plus de Mimma, Kirsten ou Grethe travaillent au service de la maison et du magasin. De temps en temps Ella, leur belle fille, vient aussi aider.
Le matin quand je me lève bien plus tard que tout le monde, Onkel et Jens commencent très tôt : vers 4 heures tous les jours, et à 3 h le dimanche, alors que Mimma ouvre le magasin à 6 h 30, je déjeune souvent au moment où Onkel fait la pause et vient déjeuner avec Jens et l’ouvrier. La table est bien garnie, des rundstykker et des vienerbrød (feuilletés sucrés) à volonté, du beurre, du lait, du fromage et du café.
À midi nous mangeons tous ensemble avec Gudmund . C’est le plus jeune fils de la famille, il a dix-neuf ans, alors que Jens a une trentaine d’années. Je suis assise à côté de Gudmund sur une banquette ; derrière nous, sur le rebord de la fenêtre, j’ai une rangée de sodavand (petites bouteilles de soda sucré de goût différent) de toutes les couleurs, un vrai luxe pour moi!
Gudmund travaille chez « Pluto », (une entreprise locale qui fabriquait des machines et des outils à air comprimé) à la comptabilité ; comme il a fait une année de français à l’école, il est le seul à pouvoir m’aider à me faire comprendre et surtout lire les lettres de mes parents.
Je suis, au début, un peu étonnée par l’alimentation. Il y a des choses que je n’aime pas comme le rugbrød, le øllebrød le tykmælk (lait caillé liquide) saupoudré de cassonade et de rugbrød émietté. Mais j’aime beaucoup les « frikadeller » avec les pommes de terre et la « brun sovs ». Le soir, si nous ne sommes que la famille, Mimma tartine des smørrebrød, chacun a son assiette, Onkel et Gudmund s’asseyent chacun de chaque coté du poste de radio et écoutent les informations, un verre de lait à la main.
Après le repas de midi, Onkel va se coucher ainsi que Mimma ; la bonne s’occupe de servir au magasin ; la maison retrouve son calme.
Je n’ai que quelques pas à faire pour retrouver Ella dans son appartement sur le même palier. Elle est jeune et j’aime bien être avec elle pendant que Jens dort lui aussi. Tous les deux sont très gais, Jens est toujours content et très espiègle. Ella fait de la couture à domicile et me confectionne quelques robes, car ma garde-robe était, à l’arrivée, un peu maigre ! Dans sa chambre à coucher, j’adore m’asseoir devant la glace de sa coiffeuse et me peigner avec son ensemble de peignes, brosses et miroir argentés. J’y passe de longs moments. C’est peut-être pour cela qu’un jour, elle m’amène chez le coiffeur pour me faire couper les cheveux et me faire faire une permanente. J’avais, en arrivant, des nattes mais, à cette époque, les nattes chez les petites filles faisaient penser aux petites Allemandes…
Quelquefois j’accompagne Mimma quand elle monte pour porter le repas à un vieux monsieur qui reste couché toute la journée dans sa chambre ; c’est son père, qui a, semble-t-il, perdu la tête.
Rapidement, je fais la connaissance de camarades de jeu qui habitent tout près de la boulangerie.
Pas très loin de Sæby, séjournent quelques enfants venus dans les mêmes conditions que moi au Danemark. Je vois de temps en temps Nicole qui habite dans une grande ferme, Bajensgaard, chez les Thomsen, mais en fait je n’aime pas beaucoup la rencontrer car je sens tous les regards fixés sur nous : je n’aime pas parler français devant tout le monde et puis pour moi, maintenant, ma langue c’est le danois !
Sæby est un petit port. Onkel et Mimma ont une maison appelée Søhaven, en bord de mer, avec un grand jardin et nous y allons souvent, soit avec Onkel et Mimma, soit avec Jens et Ella, Gudmund et leurs amis. La maison est rudimentaire : une grande pièce avec un vieux poêle et au fond un placard où se trouvent deux lits superposés, une chambre, une cuisine avec deux cagibis. Nous y allons plutôt dans la journée, Onkel, lui, y va à vélo mais lorsque nous y allons avec Mimma, on appelle un taxi ! C’est toujours le même qui vient, Svend Krarup.
Il arrive aussi que nous allions y passer quelques jours à la suite. C’est un petit déménagement, car on emporte alors les couettes et tout ce qui manque !
Onkel aime jardiner et je passe de longs moments avec lui ; il me laisse faire ce que je veux: je plante des pensées, la fleur préférée de Mimma, je ratisse, j’arrose, c’est la liberté.
Puis, un jour, je découvre que je dois repartir. Rien pour moi que de très normal car je suis contente de retrouver mes parents, mais je redoute beaucoup le voyage ; j’en ai gardé un très mauvais souvenir et je suis triste de quitter Mimma, Onkel, Jens, Ella et Gudmund.
Nous sommes au mois d’août. Le jour du départ est arrivé. Je repars de la gare de Sæby, j’ai avec moi une petite valise en cuir marron et sur la tête un béret blanc qui n’arrivera jamais en France. Mimma et Onkel font suivre des bagages contenant mes affaires ainsi qu’un colis de denrées alimentaires pour mes parents.
À la gare du Nord à Paris, à la descente du Nord Express, mes parents et ma petite sœur sont là. Je suis heureuse de les retrouver, mais je vois leur ahurissement car je parle un mélange de français et de danois où le « ja » revient souvent, ce qui pour eux rappelle l’Allemand et la guerre récente !
De retour en France, je retrouve la vie familiale, mes parents, Evelyne, et notre chat Bouiboui.
Mon père a encore quelques jours de congé aussi nous finissons le mois d’août à Joinville-le-Pont. Papa y est membre d’un club d’aviron, « l’En-Douce », sur les bords de la Marne.
Puis c’est le retour à Paris, rue des Pyrénées, et la reprise des classes. Sans grand enthousiasme, car je n’aime pas beaucoup l’école : l’ayant quittée très tôt dans l’année, je dois redoubler le cours préparatoire.
Je viens de vivre une grande aventure, j’ai découvert un autre pays, une autre langue, d’autres façons de vivre mais surtout trouvé l’affection de toute une famille.
Danièle est toujours restée en contact avec la famille de Sæby, les familles s ‘écrivent et se rencontrent dans leurs pays respectifs. Danièle a appris le danois et l’écrit. Naturellement le Danemark fait partie de la vie de leur couple et de leurs enfants de même que leur maison s’appelle évidemment « Kattegat » ;
Seul e ombre dans son amour pour le Danemark : ne pas avoir pu acheter une maison d’été à cause des règles danoises qui interdisent l’achat de maisons par ét rangers.
Aase N.